COMMENT BEYONCÉ A FAIT MOUSSER «LEMONADE»

Avec ce nouvel album disponible en ligne sur la plateforme Tidal et diffusé sous forme d’un long clip sur HBO, la chanteuse se montre une nouvelle fois à la pointe des nouvelles stratégies de communication et de marketing musical.

Capture d'écran du film promo de «Lemonade».
Capture d’écran du film promo de «Lemonade». DR

C’est ce qu’on appelle un coup bien monté. Après des mois de bruits de couloir savamment distillés et systématiquement relayés par les grands médias, le sixième album de Beyoncé nous est bel et bien arrivé sans encombres et sans accident technique notable dans la nuit de samedi à dimanche. Comme prévu par les théories des «experts» et les conjectures téléguidées depuis les bureaux de Parkwood Entertainment, l’agence de management fondée par Beyoncé et son entourage en 2008, Lemonadeétait disponible à l’écoute en ligne sur la plateforme Tidal juste après la diffusion gratuite sur la chaîne payante HBO de Lemonade le film, 24 heures très exactement avant la diffusion du premier épisode de la sixième saison du programme star de la chaîne, la série Game of Thrones.

D’abord annoncé comme un autoportrait documentaire dans la lignée de la bluette narcissique Life is But a Dream, produite et diffusée sur HBO en 2013, Lemonade s’est finalement révélé être un «film visuel» conçu pour faire découvrir Lemonade l’album, c’est-à-dire une succession de séquences arty entrecoupées de divagations autofictionnelles frugalement politisées – on note l’apparition des mères endeuillées de Trayvon Martin, Tamir Rice, et Mike Brown, trois victimes des brutalités policières à l’origine du mouvement Black Lives Matter -, un peu gnangnan et, disons-le tout net, sans grand intérêt.

«Tentpole»

Mais le but n’était évidemment pas de révolutionner l’art du film musical : plutôt d’occuper le terrain médiatique de la manière la plus flamboyante possible, quelques mois après la démonstration de force de Knowles à l’halftime show du Superbowl, deux jours après le grand jeu publicitaire sur tous les écrans de Times Square à New York, et dix jours après le lancement de sa ligne de sportswear Ivy Park via la chaîne de magasin britannique Topshop, annoncée avec force bruit et courbes sexy jusque dans les couloirs du métro parisien. Cerise sur le gâteau promotionnel, Beyoncé doit inaugurer son Formation World Tour ce mercredi au Marlins Park de Miami : comme si l’équipe marketing de la star reprenait à son compte la technique du tentpole («mât de tente») éprouvée par les grands studios de cinéma hollywoodien, qui consiste à miser un maximum de moyens financiers et humains sur un seul produit locomotive et à multiplier les formats marketing pour le faire exister médiatiquement.

Deux ans et demi après la sortie surprise de l’album éponyme Beyoncévia iTunes, qui ouvrait l’ère des parutions inopinées de grands albums pop pour contrer la malédiction du leaking –  le piratage d’un disque avant sa date de sortie officielle -, l’opération Lemonade impressionne par la précision de sa mécanique communicationnelle et démontre, une nouvelle fois, à quel point la pop music contemporaine et son business sont enchevêtrés. On juge désormais autant de la pertinence d’une pop star à son invention artistique qu’à sa créativité pour marketer et commercialiser ses  œuvres (on se rappelle par exemple du fiasco Songs of Innocence de U2 en 2012, téléversé gracieusement et «autoritairement» sur les produits Apple du monde entier pour faire un coup et qui avait achevé de faire passer le grand groupe irlandais pour un conglomérat de has been). Quelques semaines après les livraisons confuses des albums de Rihanna et Kanye West dont on peine toujours à comprendre si elles sont les résultats de manigances machiavélique ou d’amateurisme total, Beyoncé Knowles apparaît plus que jamais comme la Reine de cet étrange jeu de stratégie commerciale.

D’un point de vue mélomane en revanche, c’est le doute et la circonspection qui l’emportent. On s’interroge en effet de plus en plus du régime court-termiste imposé par les sorties d’album surprises, a fortiori quand elles sont intégrées à des opérations de communication arachnéennes dont les intérêts marchands dépassent largement le cadre de la vente de disques à l’unité. Le but n’est-il pas, en acculant les médias à relayer la sortie d’un disque dans le feu de l’action et l’échauffement de la découverte, d’annihiler les discours critiques qui pourraient mettre à mal – on peut toujours rêver – des opérations marketing aux envergures toujours plus larges et difficiles à déchiffrer ? Pour cette raison et parce qu’au-delà de l’épais nuage de fumée dégagé par sa mise en orbite,Lemonade a l’air d’être un album tout à fait digne d’intérêt, Libération demande donc un peu de patience à ses lecteurs pour un retour critique en bonne et due forme.

Source: Article de référence sur Libération.

                                                                                                                                             Isidore.

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